DOCUMENT 1 L'activité intellectuelle fondée sur la rigueur est l'attitude spécifique de notre espèce; c’est elle qui l'identifie. Pour appartenir véritablement à cette espèce, le trait essentiel est de participer à l'aventure de la connaissance, aventure qui est l’équivalent d’une naissance. Naître, c’est sortir de sa mère pour exister face à elle sconnaître, c’est s'échapper de l'univers pour s’adresser à lui. L'éducation a pour but de permettre cet exploit ; elle ne peut donc faire autrement que de former des scientifiques. Dire d'un être humain qu'il est un scientifique est pur pléonasme. Hélas, cette affirmation est à l'opposé de ce qu'admet la culture aujourd'hut dominante, celle de la société occidentale. Ayant adopté comme moteur de son 10 activité la compétition généralisée, entre individus, entre entreprises, entr: nations, ayant choisi comme critère de réussite le profit, elle diffuse à propos 1 de la science deux idées fausses, l’une sur sa finalité (le bonheur de comprendre ‘ est remplacé par le plaisir d'être efficace), l’autre sur sa pratique (la participa tion à une œuvre collective de l'ensemble humain est oubliée au profit d’une rs lutte individuelle, souvent désespérée, pour y trouver une place et la conserver · Il est vrai que la compréhension entraîne parfois l’efficacité, qu’elle peut être la clé du succès pour ceux qui veulent agir. Il est vrai par exemple que, sans la célèbre formule d’Einstein reliant la masse à l’énergie, nous serions incapables de faire éclater des bombes nucléaires ou de produire de l’électricité à partir de zol'uranium. Mais cela est loin d'être le cas général. La plupart des novations conceptuelles n'ont eu, au moins dans un premier temps, aucune application pratique. La découverte par Galiléel au XVIIe siècle de la proportionnalité entre la force et l’accélération (et non, comme on le croyait depuis les Grecs, entre la force et la vitesse) a fait renoncer à une erreur de vingt za siècles, mais n'a rien changé dans l'immédiat à la vie des hommes, pas plus que l'hypothèse proposée par Darwin au XIXE siècle d’une origine commune de tous les êtres vivants ou que la découverte au XX‘ par l'astronome Hubble de l'expan— sion de l’Univers. Ces renouvellements conceptuels transforment fondamentale- ment notre regard sur le monde et sur nous—mêmes, ils orientent donc notre 20 réflexion dans des directions inédites et ont parfois, à la longue, des conséquen- ces concrètes indirectes; mais les chercheurs qui les ont proposés n'avaient pour objectif que d'améliorer notre lucidité, non d'accroître une quelconque efficacité. La dérive économiste actuelle de l'Occident nous fait oublier ces évidences ; elle met l’accent sur l’aspect rentable des découvertes et ramène le merveilleux as accomplissement qu’est la compréhension de la réalité à la simple satisfaction de produire des outils permettant de la transformer. Albert Iacquard, La Science à l'usage des non-scientifiques, Éd. Calmann-Lévy 2001.